2014 déc. 5
Quart d'heure philosophique (pour ne pas dire colonial)
11:15 - Par Gauhar - Saison 10 - Lien permanent
Vendredi est le jour du ménage (quand on a le courage) et des courses de
proximité (histoire de sortir un peu). Ce matin, outre le ravitaillement de la
semaine (biscuits, radis, épinards), j'ai fait le tour du quartier à la
recherche de sources d'éclairage. Il n'y a plus dans les magasins pour
expatriés que d'horribles chandelles de décoration, de celles qui coulent,
fument, et laissent partout des paillettes multicolores pour finir par
s'éteindre misérablement. La belle boite à cent afghanis (un euro trente) de
vingt bougies blanches de ménage que je viens de trouver dans une échoppe me
permettra, j'espère, d'améliorer les soirées sans électricité, beaucoup plus
fréquentes que mes précédentes estimations. Ce qui n'est pas surprenant,
puisque les infrastructures de développement sont toujours restées en
arrière-plan dans les priorités des financements internationaux, loin derrière
la sécurité (celle des Occidentaux...) ou la lutte contre la fraude financière
(pour rentabiliser au mieux les contrats d'armement). Mais les expatriés dans
leurs guest-houses sécurisées n'ont pas ces soucis : il y a
toujours un garde sur place pour lancer le générateur quand le secteur vient à
faire défaut.
Le prisme sécuritaire colore chaque activité, avec un rayon du faisceau
différent selon les personnes.
Pour les intervenants internationaux de haut niveau - diplomates, consultants,
spécialistes - il est saturé de salaires astronomiques assortis d'énormes
primes d'assurance dont la conditionnalité est la restriction féroce de la
mobilité, donc l'incapacité d'action et l'incompréhension des enjeux, et
partant l'absence totale de pertinence.
Pour les figures politiques afghanes (cibles premières des attentats), pas de
kaléïdoscope contractuel ni de parachute doré... Faire vivre leurs familles,
éduquer leurs enfants, soigner leur entourage (tout cela aux teintes de l'élite
internationale qui y reconnaît ainsi des pairs) tiennent à leur capacité à 'se
payer sur la bête'... Peut-on s'étonner dans ces conditions de la volatilité de
l'aide ?
Les Afghans de la rue, eux, traversent le damier du jeu que se livrent sur leur
sol (et en leur nom !) les puissances internationales. Ils n'en sont qu'un
'dommage collatéral' quand ils ont le malheur de passer au mauvais endroit au
mauvais moment. Ils ne voient dans les péripéties de l'installation du
gouvernement bicéphale issu de la récente vraie-fausse élection présidentielle
que la manifestation habituelle de l'impuissance de l'administration centrale,
dont ils n'attendent pas grand chose de toutes façons.
Pour agir sans provoquer les risques - à la hauteur de ceux qu'acceptent les
habitants, les collaborateurs étrangers des organisations de développement se
fondent dans le paysage, couleur de muraille comme des caméléons : ils
habitent ou travaillent dans des bâtiments traditionnels, se déplacent dans des
voitures locales, s'habillent comme leurs collègues afghans. C'est ce partage
au quotidien de leurs dangers qui permet l'échange de la confiance avec les
bénéficiaires des programmes engagés et au final le bénéfice de leur
protection.
Devant ma fenêtre, au versant de la colline qui sert de cimetière au quartier,
là où les enfants jouent à faire rouler des pierres dans la pente et où leurs
grands frères se rassemblent à discuter accroupis entre les tombes, là où
poussent des maisons manisfestement illégales pour accommoder les excédents de
population de la ville, juste dans la direction de la lueur qui, l'autre soir,
indiquait le lieu d'un attentat contre une guest house d'où l'on a
entendu toute la nuit les tirs échangés entre les forces spéciales afghanes et
le commando suicide... se dresse aussi le mausolée d'un chef djihadiste révéré
par une partie de la population et abhorré par une autre - comme ne peut y
échapper aucun de ceux qui ont participé à la guerre civile.
C'est dans sa fonction de président du Conseil pour la paix, nommé par Karzaï
en symbole de réconciliation, qu'il est mort dans l'étreinte perfide d'un
ambassadeur taliban bardé d'explosifs prétendument venu parlementer. Derrière
le drapeau afghan qui le signale (et son lumignon rouge pour hélicoptères) se
lève ce soir une superbe et impassible pleine lune.