2006 déc. 15
C'est l'hiver !
13:42 - Par Gauhar - Saison 3 - Lien permanent
Comme chaque matin aux premières lueurs de
l'aube, j'allume le poêle à mazout de ma chambre avant de descendre préparer
mon thé. Depuis quinze jours, le matin est éclairé du scintillement de la neige
qui persiste sur la colline en face...
Ca me serre le coeur d'y imaginer là-haut ces familles tapies dans des
maisons qui reçoivent en plein le 'chamali', le vent du nord. De voir les
enfants monter et descendre les sentiers gelés, à peine vêtus et parfois pieds
nus dans leurs sandales, souvent portant les brocs d'eau destinés à
l'approvisionnement domestique. Là-haut, comme ici, l'électricité publique
n'est disponible que deux ou trois soirs par semaine. Le reste du temps, on
éclaire, on chauffe au bois, au mazout, au charbon... qu'il faut aussi faire
monter à dos d'humain. Ce matin, en ouvrant mes rideaux, je constate qu'il va
encore neiger aujourd'hui.
L'hiver est arrivé subitement il y a deux semaines, alors que j'étais à
Djallalabad où je rendais visite à Palwasha. Au départ de Kaboul le jeudi
matin, il faisait un joli temps d'automne lumineux, avec des mi-journées douces
et des nuits fraîches pour lesquelles on avait déjà mis en route les poêles. A
Djal', capitale d'hiver des rois afghans, le temps reste doux toute l'année,
car l'endroit est protégé des froidures par ses murailles de montagnes, et
reste à une altitude bien plus basse que Kaboul, à peine quelques centaines de
mètres. C'est sur le trajet du retour, deux jours plus tard, que s'est fait
sentir l'essence du micro-climat djallalabadien. Comme à l'aller, j'empruntai
une voiture de l'ONG Madera (Mission d'Aide au Développement Rural de
l'Afghanistan) qui a un bureau et des activités dans le Nangarhar.
Nous avions rendez-vous pour samedi à 11 heures, mais la veille au soir, Luc
(avec qui je devais voyager) m'a appelée pour dire qu'il fallait partir plus
tôt car une tempête de neige commençait à Kaboul, et l'on ne voulait pas
prendre de risques sur la route, 150 kilomètres, deux heures si tout va bien. A
l'heure dite (munie d'un petit paquet de fromage local que Palwasha m'avait
spécialement fait apporter par un chauffeur), j'ai embarqué sur la banquette
arrière du pick-up, dont le chauffeur avait prévu tous les impedimenta
nécessaires : chaînes, couvertures, lampes, etc. La route toute neuve se
déroulait comme sur du velours. Dans la plaine marécageuse de Djallalabad,
m'expliquait Luc, des nomades pakistanais, les Qats, venaient s'installer là
l'hiver pour cueillir les ajoncs dont ils fabriquaient des vanneries. On voyait
les troupeaux de vaches traverser à la nage les bras de la rivière les séparant
des bancs d'herbes savoureuses qu'elles convoitaient. Alors que la route
contournait le chantier de construction d'un pont, Luc précisa que le précédent
ouvrage, tout neuf, avait été emporté l'été dernier par une crue subite. Les
plans avaient été révisés en conséquence.
Et puis l'on rentre dans un premier défilé le long de la rivière Kaboul,
avant d'arriver au lac de Sarobi, première retenue d'eau de l'Afghanistan et
fournisseur de la plus grande partie de l'énergie produite par le pays. Le ciel
s'était couvert, une pluie fine et tiède commençait à tomber alors que nous
nous étions arrêtés sur un talus pour admirer le paysage. Pas de quoi
ébouriffer un chat... Au passage, je me rappelai que mon compagnon de voyage de
l'aller, Alain, vieux routard du développement afghan, avait glosé sur le nom
de la rivière : "Kaboul ? C'est un nom politique, ça... On ne peut
pas croire que le petit filet d'eau qui passe à Kaboul soit plus puissant que
celui du Pandjshir, qui conflue avec lui dans le lac de Sarobi !" Nous avons
repris notre route le long de l'impétueux bondissement de la-dite rivière,
accrochés au flanc des à-pics vertigineux que les ingénieurs soviétiques
avaient conquis à la dynamite dans les années cinquante. Alors que la chaussée
s'était peu a peu effondrée sous les effets conjugués de la guerre et du manque
d'entretien, les ouvrages d'art de l'époque ont tenu bon, sans un pli, sans une
ride, sans perdre une seule pierre. La nouvelle route, ouverte depuis quelques
semaines seulement et même pas encore officiellement inaugurée, s'y glisse
comme un ruban de soie sur le rocher, et l'on frémit de sa fragilité, à peine
ourlée de murets de pierre taillée pour la séparer de l'abîme.
Le passage s'ouvre ainsi sur une cinquantaine de kilomètres dans la gorge au
fond de laquelle la rivière mousse des pollutions de la capitale, avec un
dénivelé de près de mille mètres. Et brusquement, au détour d'un lacet, la
pluie fine se transforme en neige, qui tombe maintenant à gros flocons, on
aperçoit les premières pentes blanches. On comprend qu'on vient de passer le
col de Mahi Par (le saut du poisson), qu'on entame la descente dans la cuvette
kaboulie, où la tempête va faire rage pendant les trois jours qui suivent,
alors que rien n'en atteindra Djallalabad, protégée par un effet de foehn bien
connu des Suisses.
Et comment va Palwasha, me demandez-vous ? Elle a pris depuis l'été
dernier la responsabilité de l'antenne Est de la Commission afghane
indépendante des droits humains. Toujours aussi active, elle fait face en ce
moment à un drame familial : sa plus jeune soeur, mariée depuis le
printemps dernier (j'y étais invitée, mais absente à ce moment-là) et enceinte
de six mois, a subi il y a quelques semaines un terrible accident sur la route
Kaboul-Djallalabad, celle-là même que je viens de vous décrire. La voiture, où
elle voyageait avec son mari et une autre de leurs soeurs, a heurté à pleine
vitesse le muret de bordure. Hassiba et son bébé à naître sont maintenant
presque remis, mais son mari et sa soeur sont décédés. Le frère du mari, qui
conduisait, est vivant mais reste très handicapé. A Djallalabad, j'ai revu
presque toute la famille et partagé leur chagrin. Entre fatalité et
responsabilité, leur affliction se transformait en ressentiment : "Comment
le gouvernement peut-il ouvrir des routes où l'on roule aussi vite sans prendre
les moyens d'éviter de tels accidents ?"
Dans toute cette douleur néanmoins chacun
s'accordait à penser qu'un petit bonheur leur était arrivé, puisque les soeurs
habitant en Allemagne étaient rentrée au pays pour les funérailles, et les
nombreux neveux et nièces (vingt-cinq, plus trois en préparation) des huit
soeurs apprenaient à se connaître sous le regard mi-sévère, mi-attendri de leur
grand-mère. Et j'ai pu enfin connaître Rashida et Hadjera, les épouses des deux
beaux-frères afghans-allemands de Palwasha que j'avais rencontrés à Paris en
mars 2005, quand ils étaient venus chercher leur aînée pour l'amener dans leur
village bavarois.