
Le rite d'initiation d'une nouvelle saison, c'est l'obtention du visa. Pour
inaugurer ma treizième, j'avais donc pris un peu d'avance en prévision de la
difficulté de traiter à distance puisque je n'habite plus en région parisienne.
Fin mars, pour un départ le 14 avril, j'ai adressé à l'ambassade d'Afghanistan
à Paris le dossier par lettre recommandée avec accusé de réception. J'ai
pratiqué de nombreuses fois (une vingtaine ?) la procédure de visu,
restait à faire aboutir la procédure in absentia. J'ai commencé à
m'inquiéter dès les premiers jours d'avril : impossible de joindre au
téléphone le service des visas, en dépit d'une annonce enregistrée donnant des
horaires très stricts : j'ai essayé avant, pendant, après, bernique !
Impossible donc de confirmer que mon dossier suivait son cours, même si le
secrétaire de l'Ambassade m'assurait que si un quelconque problème surgissait
on saurait me le faire savoir. Je lui ai précisé que je passerai moi-même
récupérer mon passeport à l'ambassade avant mon départ.
Et puis, dès la seconde semaine d'avril, mes inquiétudes se sont faites plus
précises : pas d'accusé de réception dans ma boîte aux lettres ilienne, et
encore moins de contact avec le service des visas. Lundi, trois jours avant le
vol et à la veille de mon départ pour Paris, le bureau de poste d'expédition du
dossier confirme mes pires craintes : ma lettre n'a pas été distribuée,
malgré deux présentations et une mise en instance dès le 2 avril au bureau de
La Muette. Au téléphone avec le secrétaire d'ambassade, j'ose une pointe de
sarcasme : "Permettez-moi de vous féliciter pour la nomination d'un nouvel
ambassadeur !" en assortissant immédiatement ses remerciements d'une remarque
perfide : "Est-ce la raison du manque d'organisation actuel des services
consulaires ?" Aussi désobligeante que puisse sembler cette diatribe, elle
obtînt son effet : le secrétaire m’assura qu'il se mettait immédiatement à
la recherche de mon dossier. Ce matin, il était déjà en possession de l'avis de
présentation et affirmait qu'il enverrait 'dès que possible' une personne à la
poste se saisir de la lettre !
Le stress que provoque chez moi ce contretemps rend plus incisive mon analyse
de la situation. Est-ce vraiment l'absence d'un ambassadeur depuis de longs
mois qui a provoqué la déliquescence de l'administration afghane en
France ? Est-ce plutôt la déliquescence générale de l’administration
afghane qui se répercute par vagues successives jusque dans les représentations
diplomatiques ? Ou encore s'agit-il d'une réticence spontanée de tout
Afghan à exécuter simplement une tâche administrative somme toute
ordinaire ? De fait, il y a à peine quelques semaines, j'ai été confrontée
au même type de blocage dans ma mairie de banlieue parisienne, où je voulais
obtenir un nouveau passeport - histoire d'avoir plein de pages blanches à faire
remplir de tampons exotiques au gré de futures navigations. L'employée s'est
trouvée démunie devant une question que je lui posais alors qu'elle était sous
l’œil de sa hiérarchie, et elle a perdu son calme, m'intimant alors de
reprendre rendez-vous plus tard. Autant dire que j'ai laissé tomber, en
espérant trouver plus d'empathie et de zénitude dans les services de mon
nouveau domicile...
Alors donc, ces différents incidents ne sont-ils pas, bien malheureusement, le
signe que les sociétés du monde entier sont en train de se dissoudre sous les
assauts conjugués de l'esprit de modernisation (en fait la suppression
du liant humain dans toute démarche administrative), l'esprit de
compétition (par lequel chacun cherche à tirer son épingle du jeu au
mépris des conséquences pour autrui ou pour le bien commun) et l'esprit de
clocher (qu'on appelle tribalisme à propos des régions 'non civilisées')?
L'instabilité afghane n'en est pas une cause, elle en est un symptôme. Mais ce
sont les populations de ces régions instables qui en subissent les plus graves
conséquences. J'espère néanmoins que cette nouvelle saison obtiendra les
résultats souhaités pour eux et pour nous : le démarrage d'un projet
pilote de protection sociale pour les Afghans, financé par la solidarité
internationale.
PS, jeudi matin : Hier, donc, j'en étais encore à me demander si
l'essoufflement des administrations et le stress généralisé allaient bloquer ma
nouvelle saison. Aujourd'hui, de retour de l'ambassade d'Afghanistan pour la
deuxième journée consécutive, ayant littéralement fait le siège du consulat
pour que ma lettre soit dument récupérée à la poste, j'aborde rassérénée la
perspective de mon départ cet après-midi, passeport et visa en poche, avec pour
viatique les photos du printemps en France, dans les jardins nantais ou sur les
rives de la Seine. Kaboul est à nous !
