2016 mai 19

Une ère est révolue

Salon à Sherpour
L'arbitre a sifflé la fin de partie. Je divague sur mes tapis entre trois piles d'affaires, celles que je remporte, celles que je donne, et celles que je confie à des amis dans la perspective d'un hypothétique retour. Dans quarante-huit heures, si tout va bien, je serai en France. Je vais quitter ces trois pièces avec vue imprenable sur la ville et les montagnes, où je viens de passer cinq des plus belles années de ma vie.

Pas une seule fois depuis que j'ai atterri à Kaboul en mai 2005 je ne me suis sentie individuellement menacée. J'ai connu des moments de peur glaçante. Quand la tempête de poussière bringuebale l'hélicoptère au ras de la paroi de pierre. Quand on se précipite sous le linteau de la porte en espérant que l'immeuble va résister aux secousses de l'écorce terrestre. Quand une explosion toute proche signale un déchaînement de violence intentionnelle et préméditée. A chaque fois pourtant j'étais en compagnies de personnes, Afghans ou étrangers, qui agissaient dans la solidarité et le respect de l'autre.

J'ai eu de la chance ? La chance, il y a quarante sept ans, d'avoir été initiée à l'Afghanistan dans la conscience de la beauté du monde et l'exaltation de sa diversité, dans l'intime de l'humanité. Même si principalement fantasmés, Zohra, Shah Bibi et Djan Mohammad ont pris place dans mon univers personnel. Ils m'ont conduite à cette perception fondamentale que nous sommes construits d'échanges et de partages au quotidien, et que nous existons réellement dans l'imagination et le projet, dans l'amitié et l'amour. Car à quoi bon se targuer d'être humain s'il s'agit simplement d'accumuler des "richesses" au détriment d'autres êtres vivants ? L'humain n'est-il pas plutôt ce concentré de capteurs physiques et de matériaux émotionnels qui nous fait reconnaître notre valeur individuelle dans la fusion avec l'infini ?
Matérieux afghans
Oui, je pense que les Afghans sont culturellement plus proches de cette perception que les habitants de nos sociétés matérialistes. Parce qu'ils habitent un des lieux du monde où se rencontrent les empires, que leur histoire porte la nécessité de survivre à leurs affrontements, ils ont développé cette capacité au sublime, à la transcendance, qui fait réellement l'humain, et qui insuffle chaque geste du quotidien. Oui, je crains que le monde piloté par la politique du chaos n'aboutisse à la généralisation de la violence, à la guerre mondiale, sauf à trouver d'urgence des voies de solidarité qui retourneraient cette tendance. Les risques que je pourrais prendre en Afghanistan en vaudraient la peine s'ils pouvaient nourrir un tel projet. Mais aujourd'hui le risque n'en vaut plus la chandelle. Un incident qui pourrait arriver à une personne de bonne volonté comme moi serait immédiatement récupéré à contresens par des intérêts partisans qui chercheraient à mettre de l'huile sur le feu.

Je rentre le coeur déchiré. Avec le souvenir d'amis morts dans la violence. En laissant d'autres amis dans la peine ou le désespoir, comme ce garçon brillant, diplômé et chaleureux qui dit maintenant que sa seule issue est de tenter les réseaux de migration illégale vers l'Europe...! Je rentre en espérant convaincre mes propres enfants que je le fais par amour pour eux, en espérant convaincre de potentiels donateurs qu'une des pistes pour le retournement vers la paix passe par la solidarité avec la population de l'Afghanistan ou d'autres régions martyrisées dans le monde.
Jeunes filles vers l'école

Commentaires

1

Bonsoir Agathe,
J'appréciais beaucoup ce regard de l'intérieur que tu envoies.
En plus, bien écrit, agréable à lire, et illustré de photos "sur le vif" bien faites !
A bientot sur d'autres routes !
Pierre-Gipi

Gauhar (ou Agate ?): Merci Pierre. Peut-être y aura-t-il d'autres occasions mais la situation ne s'y prête pas en ce moment :( Alors je vais rester en mer plutôt qu'à la montagne...

Le jeudi 11 août 2016, 22:16 par Gipi

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